Traque

 

On prit ma voiture. Nick conduisait et Clay était assis à l’avant avec lui. Je m’installai sur la banquette arrière et somnolai pour qu’on n’attende pas que je participe à la conversation. Je n’avais pas à m’inquiéter. Clay n’était pas d’humeur à me faire la causette, et Nick comblait le vide en jacassant à l’intention de qui voulait l’entendre.

Il parlait de sa dernière entreprise en date, une histoire de commerce en ligne et de financement d’une nouvelle société. La question n’était pas de savoir si cette nouvelle entreprise allait réussir, mais combien elle allait perdre. Les chiffres exacts importaient peu, car les Sorrentino étaient assez riches pour faire passer Jeremy pour un type des classes moyennes. Antonio dirigeait trois multinationales. Nick n’avait pas hérité de son père ce don de tout transformer en or. Il avait enchaîné les tentatives de lancement de sa propre boîte, mais elles ne lui avaient fait gagner, au bout du compte, que des amis et des maîtresses, qui étaient tout ce qu’il attendait réellement de la vie. Comment Antonio réagissait-il en voyant son fils dilapider sa fortune ? Il l’encourageait. Il comprenait que ce style de vie était le seul pour lequel Nick soit réellement qualifié, alors s’il pouvait le permettre et que ça le rendait heureux, pourquoi s’en priver ? Ayant passé ma vie à me serrer la ceinture, je ne comprenais pas cette philosophie. J’enviais Nick, non pas tant d’avoir assez d’argent pour se permettre de le jeter par les fenêtres, que de grandir dans un monde où quelqu’un se souciait tant de votre bonheur et si peu de ce que vous faisiez de votre vie.

Nick roula jusqu’à la lisière d’une forêt où nous nous étions déjà rendus. Il franchit une barrière et emprunta un chemin forestier abandonné, esquintant le châssis plus de fois que je ne voulus en compter. Ma voiture n’était pas dans une forme éblouissante et je soupçonnais le châssis de comporter davantage de rouille que d’acier, quoique je n’aie jamais trouvé le courage de vérifier ma théorie. Jeremy me proposait constamment de la réparer pour moi ou, mieux encore, de m’en acheter une autre. J’avais fait assez d’histoires pour qu’il ne soit jamais tenté de me surprendre avec une voiture neuve ou fraîchement rénovée. Je n’avais rien contre l’idée de faire remettre ma Camaro en état, ne serait-ce que pour qu’elle dure plus longtemps, mais je craignais de la retrouver d’un joli rose bonbon si je laissais Jeremy s’en approcher.

Nick arrêta et gara la voiture plus loin dans la forêt. Le moteur s’éteignit avec un bruit inquiétant. Je m’efforçai de ne pas y penser, dans la mesure où ça sous-entendait qu’elle ne redémarrerait peut-être pas, ce qui nous mettrait vraiment dans une sale situation, coincés dans le fin fond de l’État de New York, là où les téléphones portables ne passaient pas, avec une voiture morte et deux types incapables de différencier l’huile de l’antigel.

Tandis qu’on marchait dans les bois, Nick continuait à parler.

— Quand toute cette histoire sera réglée, on devrait faire quelque chose. Partir en voyage. Peut-être en Europe. Clayton était censé aller skier en Suisse avec moi cet hiver, mais il est revenu sur sa décision.

— Pas du tout, répondit Clay. (Il me précédait pour écarter les broussailles, peut-être afin de se rendre utile, mais plus probablement pour ne pas devoir marcher à mes côtés.) Je n’ai jamais dit que j’irais.

— Mais si. À Noël. J’ai dû te pourchasser pour te poser la question. (Nick se tourna vers moi.) Il a à peine montré le bout de son nez pendant toute la semaine que la Meute a passée à Stonehaven. Il se terrait avec ses livres et ses papiers. Il s’attendait à ce que tu viennes, et comme tu n’arrivais pas…

Sur un regard de Clay, Nick s’interrompit.

— Enfin bref, tu m’as bien dit que tu viendrais skier. Je t’ai posé la question, et tu as grommelé quelque chose qui ressemblait à un oui.

— Mph.

— Oui, voilà. Exactement comme ça. D’accord, ce n’était pas vraiment un oui, mais ce n’était pas non plus un non. Alors tu me dois un voyage. On y va tous les trois. Tu aimerais aller où quand tout ça sera fini, Elena ?

J’avais « Toronto » sur le bout de la langue, mais je m’abstins de lui faire cette réponse. Foutre en l’air les projets de Nick alors qu’il faisait tant d’efforts pour arranger les choses, ça revenait à dire à un gamin que le Père Noël n’existe pas, simplement parce qu’on a eu une sale journée de travail. Ce n’était pas juste et il ne le méritait pas.

— On verra, répondis-je.

Clay jeta vivement un coup d’œil par-dessus son épaule et croisa mon regard. Il comprenait très bien ce que je voulais dire. Il se renfrogna, écarta brusquement une branche et s’éloigna à grands pas pour trouver un endroit où procéder à la Mutation.

— Je ne suis pas sûre que ce soit une si bonne idée, dis-je à Nick après le départ de Clay. Je devrais peut-être attendre dans la voiture.

— Allez. Ne fais pas ça. Tu vas pouvoir te défouler un peu. Tu n’as qu’à l’ignorer.

J’acquiesçai. En fait, pas exactement, mais Nick déguerpit avant que je puisse protester, et c’était lui qui avait les clés de voiture.

 

Ignorer Clay. Quel judicieux conseil. Vraiment. Pour ce qui était de la mise en pratique, ça revenait à dire à un acrophobe : « Ne regarde pas en bas. »

Quand je sortis du fourré après ma Mutation, Clay était là. Il recula en remuant le nez. Puis sa bouche s’ouvrit en grand, langue pendante, dessinant un sourire de loup comme si on ne s’était jamais disputés. Je cherchai ma propre colère, sachant qu’elle devait être là mais incapable de la trouver, comme si je l’avais abandonnée dans le fourré auprès de mes habits.

J’observai Clay un moment, puis entrepris de le contourner. Je l’avais presque dépassé quand il se tourna et plongea de côté pour me saisir la patte arrière. Lorsque je trébuchai, il me sauta dessus. On roula dans les broussailles, heurtant un jeune arbre et faisant fuir un écureuil qui fila en quête d’un perchoir plus stable, lâchant une salve de petits bruits agacés. Quand je parvins enfin à me dégager, je bondis sur mes pattes et me mis à courir. Derrière moi, Clay traversait bruyamment les broussailles. Moins d’une dizaine de mètres plus tard, j’entendis un cri puis sentis le sol vibrer lorsque Clay chuta. Je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et le vis tirer sur une plante grimpante enroulée autour de sa patte avant. Je ralentis pour faire demi-tour et lui venir en aide, puis je le vis se libérer et se mettre à courir. Je compris que je perdais mon avance, me remis dans le bon sens et heurtai quelque chose de dur qui m’expédia dans un carré d’orties après un vol plané.

Levant les yeux depuis l’endroit où j’avais atterri, je vis Nick penché sur moi. Je me redressai avec un grondement et toute la dignité que je pus rassembler. Nick demeura en retrait et me regarda faire, un éclat moqueur dans les yeux tandis que je me dégageais des orties. Du coin de l’œil, je vis Clay se faufiler derrière Nick. Il se tapit, pattes avant repliées, arrière-train en l’air. Puis il bondit et envoya Nick valser dans les orties. Tandis que Nick luttait pour se relever, je passai près de lui en m’ébrouant avec l’air de dire « Bien fait pour toi ». Il saisit ma patte avant et me fit basculer. On se bagarra une bonne minute avant que je parvienne à me dégager et à filer derrière Clay.

Pendant que Nick s’extirpait des orties, Clay frotta son museau contre le mien, ébouriffant la fourrure de mon encolure à l’aide de son haleine chaude. Lorsque je l’imitai, une partie distante de mon cerveau me rappela que j’étais en colère contre lui, mais je ne me rappelais pas pourquoi et je m’en moquais bien. Nick nous contourna, pour venir nous saluer en nous reniflant et en se frottant contre nous. Comme il reniflait un peu trop longtemps aux alentours de ma queue, Clay le rabroua d’un grondement.

Au bout de quelques minutes, on se sépara et on se remit à courir, Clay et moi nous disputant la première place tandis que Nick restait sur nos talons. La forêt était chargée d’odeurs, parmi lesquelles la senteur musquée du cerf, mais il s’agissait essentiellement de vieilles pistes desséchées depuis longtemps. On parcourut huit cents mètres avant que je trouve l’odeur que nous cherchions. Un cerf passé ici tout récemment. Je me précipitai, prise d’un sursaut d’énergie. Derrière moi, Nick et Clay couraient à travers bois dans un silence quasi total. Seul le bruit des broussailles mortes sous leurs pattes les trahissait. Puis le vent tourna et nous souffla l’odeur du cerf en pleine figure. Nick glapit et accéléra pour se placer auprès de moi, cherchant à prendre la tête. Je ripostai d’un coup de dent et lui arrachai une touffe de fourrure sombre tandis qu’il essayait de m’échapper.

Pendant que je m’occupais de Nick, je m’aperçus que Clay n’était plus derrière nous. Je ralentis, puis tournai et revins sur mes pas. Il se tenait à une soixantaine de mètres, remuant le nez tandis qu’il reniflait l’air. À mon approche, il croisa mon regard et je compris pourquoi il s’était arrêté. Nous étions assez près. L’heure était venue de concevoir un plan. Ça peut paraître idiot de considérer un cerf comme dangereux, mais nous ne sommes pas des chasseurs humains qui n’approchent jamais à moins de trente mètres de leur proie. Un simple coup de ramure peut éventrer un loup. Un coup de sabot bien ciblé peut fendre un crâne. Clay avait sur la cuisse une cicatrice de trente centimètres, séquelle d’un coup de sabot. Même les vrais loups savent qu’une chasse au cerf nécessite prudence et prévoyance.

Ce qui ne signifiait bien sûr pas débattre du sujet, car ce genre de communication de haut niveau nous était impossible en tant que loups. Mais, contrairement aux humains, nous possédions mieux que ça : l’instinct et un cerveau où étaient enracinés des schémas qui fonctionnaient depuis des milliers de générations. Nous pouvions estimer la situation, rappeler un plan et le communiquer d’un seul regard. Ou, du moins, Clay et moi en étions capables. Comme beaucoup de loups-garous, soit Nick n’était pas sensible aux messages que lui envoyait son cerveau de loup, soit son cerveau humain ne leur faisait pas confiance. Mais peu importait. Clay et moi étions ici le couple Alpha, et Nick suivrait les ordres sans chercher d’explication.

Je me dirigeai vers l’est, reniflai l’air et retrouvai l’odeur du cerf. Un mâle isolé. Nous n’aurions donc pas à nous soucier de le séparer de sa harde. Mais un cerf restait beaucoup plus dangereux qu’une biche, surtout s’il était muni de sa pleine ramure. Clay vint se placer près de moi, renifla en quête de l’odeur du cerf, puis me regarda avec une expression qui disait : « Et puis merde, on ne vit qu’une fois. » J’acquiesçai en m’ébrouant et rejoignis Nick. Clay ne me suivit pas. Il se glissa de nouveau dans la forêt et disparut. Le plan était fixé.

Imitée par Nick, je décrivis des cercles dans les bois de manière à me retrouver sous le vent avant de recommencer à suivre la piste. On trouva le cerf en train de paître dans un fourré. Guettant mon signal, Nick se frotta contre moi, geignant trop bas pour que le cerf nous entende. J’émis un discret bruit de gorge pour le faire cesser. Le cerf leva la tête et regarda autour de lui. Quand il se remit à paître, je me tapis et bondis. L’animal ne s’arrêta qu’une fraction de seconde avant de sauter par-dessus les buissons et de s’enfuir au galop. On se précipita à sa suite, mais l’intervalle s’accrut entre le cerf et nous. Les loups sont des coureurs de fond, pas des sprinters, si bien que notre seule chance d’attraper un cerf par-derrière consiste à l’épuiser.

Comme souvent, il commit l’erreur fatale de gaspiller toute son énergie dans le sprint de départ. Nous n’étions pas allés très loin quand il se mit à ralentir, à siffler, à chercher son souffle, trop effrayé pour se ménager. Je commençais à m’essouffler, moi aussi, car j’avais déjà dépensé pas mal d’énergie à trouver et traquer l’animal. C’était son odeur qui me poussait à avancer, cette alléchante senteur musquée qui faisait gronder mon estomac.

Je repérai l’odeur de Clay dans l’air et poussai le cerf dans sa direction en pivotant à une vitesse légèrement accrue afin de le forcer à changer de cap. À mesure qu’on courait, la peur du cerf grimpait jusqu’à se changer en panique. Il se mit à galoper à toute allure, sautant par-dessus les troncs tombés à terre et traversant les broussailles. Les arbres et les buissons lui lacéraient la peau et l’odeur de son sang se diffusait dans l’air. Alors qu’on tournait à un coin, Clay jaillit des buissons et attrapa le cerf par le nez.

L’animal s’arrêta en glissant, secouant violemment la tête pour s’efforcer de le déloger. Pendant ce temps, nous le rattrapions. Je me précipitai au-dessous de la bête et plongeai les dents dans son ventre. Je sentis un goût de sang chaud sous une couche de graisse et me mis à saliver. Nick l’attaqua par le flanc, plongeant, mordant puis esquivant avant que l’animal puisse riposter à coups de bois ou de sabot. Clay se faisait secouer dans tous les sens, mais il tenait bon. C’était un stratagème exhumé de notre mémoire ancestrale : mordre la proie au visage afin qu’elle ignore les autres agresseurs, trop occupée à se libérer du danger le plus immédiat.

Accrochée au bas-ventre du cerf, je tranchais et déchirais, dansant sur mes pattes arrière pour éviter ses sabots. Quand j’eus ouvert un trou béant, je lâchai prise et mordis un peu plus haut. Les entrailles commencèrent à s’échapper du premier trou et l’odeur faillit me rendre folle. Le sang coulait aussi des plaies infligées par les attaques éclairs de Nick, ce qui rendait la peau du cerf glissante et difficile à saisir. Je mordis plus fort, sentis mes dents traverser la peau et atteindre les organes vitaux. Les pattes avant du cerf finirent par glisser en avant. Clay lâcha prise sur son nez et lui déchira la gorge. Le cerf s’effondra lourdement.

Une fois l’animal à terre, Nick recula et trouva un endroit proche où s’étendre. Clay baissa la tête et me regarda. Son museau était maculé de sang. Je le léchai et me frottai contre lui, le sentis traversé des frissons de l’adrénaline dépensée. Au-dessous de nous, les membres du cerf frémissaient toujours, mais ses yeux morts regardaient fixement devant lui. Tandis qu’on lui déchirait le flanc, de la vapeur s’élevait en volutes dans la fraîcheur de l’air nocturne. On se mit à festoyer en arrachant des morceaux de viande qu’on gobait tout entiers.

Quand on fut rassasiés, Nick approcha et commença à se nourrir. Clay marcha jusqu’à une clairière et me regarda par-dessus son épaule. Je le suivis et me laissai tomber près de lui. Clay s’approcha, passa une patte autour de mon cou et se mit à me lécher le museau. Je fermai les yeux tandis qu’il s’activait. Quand il eut nettoyé le sang de mon cou et de mes épaules, je lui rendis la pareille. Une fois que Nick eut fini de manger, il se pelotonna contre nous, et on s’endormit en formant une masse de fourrure aux couleurs variées et de membres entremêlés.

 

Nous dormions depuis peu lorsque Clay se redressa d’un bond et nous fit basculer à terre, Nick et moi. Je m’éveillai en sursaut quand ma tête heurta une pierre. Je me relevai, tendue, guettant le danger. Nous étions seuls dans la clairière. La nuit était tombée, peuplée seulement des bruits nocturnes de la nature, les appels des tueurs et les cris de leurs proies. Je grondai à l’intention de Clay et fis mine de me réinstaller pour somnoler. Il m’assena un coup de museau dans les côtes et se mit à renifler l’air à gestes appuyés. Je le fusillai du regard mais lui obéis. Au départ, je ne sentis rien. Puis le vent tourna et je compris ce qui l’avait fait sursauter. Il y avait quelqu’un ici. Un autre loup-garou. Zachary Cain.

Clay disparut dès qu’il vit que j’avais compris. Derrière moi, Nick se secouait toujours pour chasser la brume hébétée du sommeil interrompu. Je le regardai puis me mis à courir, sachant qu’il me suivrait même s’il ignorait pourquoi. Au bord de la clairière, l’odeur de Cain s’accentua. Mon flair me conduisit à un fourré tout proche. L’herbe piétinée et aplatie empestait l’odeur de Cain. Il s’était étendu ici, si près de nous qu’il aurait pu pointer le museau à travers les ronces et nous regarder dormir. Quelque chose sonnait faux dans ce scénario, mais j’ignorais quoi. La partie humaine en moi avait envie de se rasseoir pour méditer le problème, mais l’instinct de la louve neutralisait mon cerveau et poussait mes pattes à l’action. Il y avait un intrus dont nous devions nous occuper.

Si j’avais hésité près du fourré, Nick n’en fit rien. Il y plongea le nez, inspira profondément, recula et se lança à la poursuite de Clay. On me laissa pour une fois fermer la marche. Les deux autres étaient déjà si loin que je ne les voyais ni ne les entendais, ce qui m’obligea à suivre la piste de Clay. Elle s’enfonçait dans les bois, à travers des arbres si denses qu’ils étouffaient la lune et les étoiles. Malgré l’acuité de ma vision nocturne, il me fallait de la lumière, même reflétée, à partir de laquelle travailler. Il n’y en avait ici aucune. Je ne distinguais que les formes des troncs et buissons, ombres denses sur un arrière-plan plus sombre encore. Je ralentis, baissai le nez à terre et me fiai plutôt à la piste de Clay.

Un peu plus loin, les arbres s’écartèrent pour laisser passer les rayons de la lune. Tandis que j’accélérais, les buissons craquèrent au nord, indiquant que quelque chose de gros traversait les broussailles. Ce n’était pas Nick, ni Clay. Même Nick traversait les bois avec davantage de finesse. J’abandonnai la piste de Clay et me dirigeai vers le nord. J’avais parcouru quatre cents mètres quand je sentis la vibration de pattes heurtant le sol derrière moi. C’étaient Clay et Nick. Je les reconnus sans regarder, et ne ralentis donc pas. Mais, dans la mesure où j’ouvrais la voie, je courais moins vite qu’eux, si bien que j’entendis bientôt le souffle cadencé de Clay sur mes talons. On contourna un gros affleurement rocheux. Des branches craquèrent derrière nous. Je me tortillai et vis une ombre immense d’un brun rougeâtre jaillir de derrière le rocher et courir dans la direction opposée.

Je plongeai les griffes dans le sol mou pour m’arrêter, puis pivotai et me lançai à la poursuite de Cain. Je n’entendis que deux paires de pattes à ma suite, celles de Nick. Clay avait disparu, empruntant un autre trajet dans l’espoir d’intercepter Cain comme il l’avait fait pour le cerf. Cain suivait la piste que j’avais coupée pour revenir sur ses pas. Au bout de huit cents mètres, il dévia à l’est. Il se dirigeait vers la route dans l’espoir de s’échapper. Je me précipitai et approchai assez près pour que les poils de sa queue me chatouillent le museau. Puis ma patte accrocha un relief à terre, non pas un trou ni quelque chose d’assez gros pour me faire trébucher, mais juste un minuscule changement d’élévation qui me ralentit suffisamment pour laisser Cain reprendre un peu d’avance. Nick jaillit de derrière moi. Lorsqu’il commença à me dépasser, je ralentis pour conserver mon énergie. Devant moi, la forêt s’ouvrit tandis que nous approchions de la route. Je pivotai vers la gauche, espérant gagner quelques mètres en anticipant le trajet de Cain. Mais il ne tourna pas. Il continua à courir pour retourner dans la forêt.

Voyant ce que faisait Cain, je regardai devant moi et aperçus un terrain plus dégagé au nord-ouest. Comme il ne s’y dirigeait pas, je le fis. Nick continua à suivre la piste de Cain, moins pour essayer de l’attraper que par espoir de l’y diriger. Mon chemin menait vers une colline rocailleuse. Tandis que je la gravissais, je reniflai des traces de l’odeur de Clay. Le terrain se fit plus raboteux sous mes pas, ce qui me ralentit et me fit maudire d’avoir choisi ce raccourci. Alors que je parvenais à mi-hauteur de la colline, ma patte avant glissa sur des pierres dont l’une était assez coupante pour m’entailler les coussinets. Je grognai mais continuai à courir. Mes efforts se révélèrent payants quand j’atteignis le sommet. D’ici, je pouvais baisser les yeux et embrasser tout le terrain du regard. J’aperçus à l’est la forme dorée de Clay qui se frayait un chemin à travers les arbres. Nick, presque noir sous sa forme de loup, était bien moins facile à repérer la nuit, mais je vis au bout de quelques instants des branches s’agiter au-dessous de moi. Je suivis le chemin des arbres et buissons que j’entendais bruire. Ils se dirigeaient par là. Je retraçai mentalement leur trajet et me rendis là où je pensais les voir ressortir. Je fus récompensée par un bruit surgi des broussailles, droit devant moi. Quelques secondes plus tard, une forme immense en jaillit.

Me voyant sur son chemin, Cain s’arrêta. Il gronda et baissa la tête. Ses yeux verts s’enflammèrent et sa fourrure d’un blond foncé se hérissa, ce qui le fit grandir de quelques centimètres. C’était inutile : Cain n’avait pas besoin de ça pour paraître imposant. Sous forme humaine, il dépassait le mètre quatre-vingt-quinze, avec les épaules et la masse d’une vedette de football américain. Sous forme de loup, il mesurait littéralement deux fois ma taille. Je retroussai les lèvres et grondai, mais je me sentais aussi menaçante qu’un loulou face à un pit-bull. Une partie de mon cerveau, imprégnée d’adrénaline, me soufflait avec insistance que je pouvais me battre contre Cain malgré la différence de taille. Une autre partie se demandait ce que trafiquaient Nick et Clay. La partie la plus bruyante criait simplement : Fonce, andouille, mais fonce !

Alors que je ruminais ces pensées, Cain se tourna soudain et… s’enfuit. L’espace d’un moment, je restai paralysée, incapable d’en croire mes yeux. Cain s’enfuyait ? Devant moi ? Mon ego aurait adoré penser que je l’effrayais, mais le bon sens me dictait le contraire. Alors pourquoi courait-il ? De nouveau, mon instinct de louve refusa de laisser mon cerveau méditer la question. Lorsque Cain disparut au bas de la colline, l’instinct reprit le dessus et je m’élançai à sa suite.

J’avais parcouru trois mètres quand quelque chose atterrit sur mon dos et me fit chuter. Je me tortillai pour voir Clay se dresser au-dessus de moi. Je tentai de me relever mais il me clouait au sol. Avait-il perdu la tête ? Cain était en train de s’enfuir. Je saisis sa patte avant entre mes mâchoires et serrai avec un grondement. Il me saisit à la gorge et m’immobilisa. À chaque seconde, je voyais Cain s’éloigner. Je luttai, mais Clay se débattit et me maintint à terre. Je compris enfin qu’il était trop tard. Cain avait disparu. Clay hésita l’espace d’une seconde. Puis il s’élança, non pas à la poursuite du cabot, mais dans la direction opposée. Une fois debout, je l’imitai. Je suivis sa piste sur quinze mètres jusqu’à une clairière où je sentis l’odeur de ses vêtements. C’était là que nous avions muté. Je passai le museau à travers les broussailles et vis Clay en pleine Mutation, dos cambré, peau animée de vibrations, trop absorbé par sa transformation pour me remarquer. Je fis une pause, hésitante. Puis je retrouvai mes habits et repris forme humaine.

Quand je déboulai de la clairière, Clay était déjà là.

— Où est Nick ? demanda-t-il avant que je puisse dire quoi que ce soit. Et merde ! C’est lui qui a les clés. Il n’était pas juste derrière toi ?

— De quoi tu parles ?

Clay s’enfonça dans les buissons et regarda autour de lui.

— Mais tu n’as rien compris ? Il essayait de nous distraire, de nous occuper.

— Nick ?

— Cain. (Clay était à présent hors de vue et je n’entendais que l’écho de sa voix depuis la forêt.) Quand on dormait, il ne nous a pas attaqués. Quand on l’a poursuivi, il ne s’est pas défendu, il n’a pas essayé de s’enfuir. Il nous faisait juste tourner en rond. Nicholas !

— Mais pourquoi…

— Jeremy. Ils ont dû s’en prendre à Jeremy. Merde ! Ils devaient surveiller la maison et on n’a même pas… Te voilà !

— Deux secondes, protesta la voix de Nick dans le noir. J’ai quand même le droit d’enfiler mon slip ?

Clay jaillit du buisson, traînant Nick par le bras.

— Dans la voiture. Tous les deux. Ne perdez pas de temps.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Morsure
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